mardi 13 mai 2008

Jouons avec les maux

"Souvenez-vous du slogan de Mai 68: ‘Vivre sans contraintes et jouir sans entraves’. Voyez comment l'héritage de Mai 68 a liquidé l'école de Jules Ferry, qui était une école de l'excellence, du mérite, du respect, une école du civisme [...]. L'héritage de Mai 68 a introduit le cynisme dans la société et dans la politique. Voyez comment le culte de l'argent roi, du profit à court terme, comment les dérives du capitalisme financier ont été portés par les valeurs de Mai 68. Puisqu'il n'y a plus de règles, plus de morale, plus de respect, plus d'autorité, puisque tout se vaut, alors tout est permis".
N. S.

Il est vrai qu'en ce moment, je joue les vampires à utiliser les citations des autres pour nourrir ce blog, mais je suis tombé sur cette phrase plus ou moins populaire du plus impopulaire des présidents de la 5ième dans un numéro hors série de Télérama. Cet hors série, très bien construit, du reste, est donc entièrement consacré à Mai 68, le fil des événements, l'héritage aujourd'hui.

L'héritage, c'est donc N. S. qui en parle assez vigoureusement dans cet extrait d'un discours de campagne à Bercy le 29 avril 2007. Il serait intéressant de sortir du contexte d'une campagne électorale, dont la vacuité des propos faisait écho à la qualité des commentaires de journalistes. Sortons donc son texte de la campagne électorale et plongeons le dans la folie commémoratrice qui transforme n'importe quel quidam en historien spécialiste de la chienlit.

"Souvenez-vous du slogan de Mai 68: ‘Vivre sans contraintes et jouir sans entraves’."
N. S. commence par généraliser : il confond Mai 68 dans son ensemble et un slogan, certes quelque peu représentatif, du mouvement étudiant de cette période. Mai 68 a commencé par les étudiants, mais n'a pas été un mouvement étudiant. Mai 68 a été un mouvement de société qui a touché de près ou de loin toutes les classes, toutes les couches de la société, des ouvriers au pouvoir.

"Voyez comment l'héritage de Mai 68 a liquidé l'école de Jules Ferry, qui était une école de l'excellence, du mérite, du respect, une école du civisme [...]."
J'adore.
N. S. passe du coq à l'âne, il passe d'un slogan étudiant qui parle de liberté et de jouissance, bref de vie, à une considération sur l'école. Si j'en sortais une comme ça dans un texte, elle ne passerait jamais. Ce saut, aussi décousu et incongru soit-il aux premiers abords, est complètement vide de sens. N. S. fait l'amalgame entre la liberté de vivre et l'abandon de l'excellence. L'un n'empêche pas l'autre, bien au contraire. Il est tout à fait possible, et même souhaitable d'un certain coté, de pouvoir jouir d'une liberté de vie, de choix, de pouvoir se détacher de contraintes pour pouvoir ensuite aspirer à faire de grandes choses, qui est une forme d'excellence.
N. S. associe ensuite la volonté de vivre plus librement dans une société qui étouffe littéralement à la fin du civisme et du respect. Mais comme plus dit plus haut, les deux ne sont pas incompatibles. "Vivre sans contraintes" ne signifie pas "se foutre du monde qui nous entoure". Une des caractéristique de Mai 68 pour les étudiants est la prise de conscience des problèmes du monde qui les entoure (Palestine, guerre du Vietnam), donc quelque part un sursaut de civisme, mais mondial. Ce qu'ils veulent par dessus tout, ces jeunes, c'est du respect. Donc ce slogan participe à un appel au respect.

"L'héritage de Mai 68 a introduit le cynisme dans la société et dans la politique." Les cyniques de la 3ième et de la 4ième doivent se retourner dans leurs tombes. Il est vrai qu'avant Mai 68, la politique était toute rose et joli, le paradis dans le palais Bourbon. On nage franchement en plein syndrome "toutes les femmes sont des salopes à cause de Eve qui a bouffé la pomme, cette salope".

"Voyez comment le culte de l'argent roi, du profit à court terme, comment les dérives du capitalisme financier ont été portés par les valeurs de Mai 68."
On reste dans l'association à outrance, à savoir blâmer sur un événement du passé (dont les acteurs vous sont opposés) et auquel vous n'avez participé en rien les problèmes du présent par le truchement de raccourcis intellectuels plus malhonnêtes qu'un candidat de droite à la mairie de Lyon. N. S. Reste toutefois dans la même ligne. Il essaye aussi de blâmer les anciens acteurs de Mai 68, dont on dit qu'ils ont versé dans l'argent facile et le pouvoir. Il assimile l'individualisme outrancier et financier (même s'il se fait volontiers inviter par l'un de ses représentants) et toutes les dérives qui en découlent aux revendications libertaires de la jeunesse de Mai 68, à savoir pouvoir respirer un peu dans une société qui s'emmerde. Du reste, il commet une erreur grave en disant que Mai 68 a causé le culte de l'argent roi. Les acteurs les plus actifs de Mai 68 sont assez politisés et, me semble-t-il, relativement à gauche (maoïstes, trotskistes, etc).

"Puisqu'il n'y a plus de règles, plus de morale, plus de respect, plus d'autorité, puisque tout se vaut, alors tout est permis."
Là aussi, les raccourcis font foison.
Tout d'abord, il compare la morale aux règles qui gouvernent n'importe quelle société. Sauf que ce n'est pas la même chose. Les règles sont écrites et, dans une démocratie, émanent du peuple par l'intermédiaire d'élus. La morale est imposé par un faible nombre sur toute la société au nom de principes archaïques et déphasés de la réalité. Il continue ensuite avec le respect, mais on a vu plus haut qu'il fait en cela un lecture fausse de Mai 68.
Il termine avec l'autorité, et c'est là, je pense, qu'il montre le vrai visage de sa pensée. Pour lui, la mort de l'autorité est inacceptable, puisque c'est l'autorité qui gouverne une société. Les élucubrations campagnardes mises à part, N. S. nous montre la société telle qu'il la voit, dans laquelle c'est l'autorité qui gouverne, c'est à dire la classe dirigeante, le président, les patrons, les chefs de familles (père ou mère). Le reste de la société soit suivre, sans broncher, elle n'a pas son mot à dire dans l'histoire. Pour N. S., l'autorité seule peut diriger : il assimile absence d'autorité à absence de règles, qui équivaut au chaos total.

N. S. se trompe lourdement dans la vision qu'il a de la société. Ce n'est pas l'autorité qui gouverne au peuple, c'est le peuple qui se gouverne lui-même, en tout cas dans une démocratie. L'autorité, chère à N. S., n'émane pas de lui, mais du peuple. C'est lui qui l'a élu un an plus tôt, c'est lui qui le hait un an après.

Cette dernière phrase est donc révélatrice de la manière dont N. S. voit la société, le peuple et son pouvoir. Il voit son pouvoir comme quelque chose de naturel, dans l'ordre des choses. Il ne considère pas que le peuple puisse avoir son mot à dire. Il ne peut pas accepter qu'on le haïsse et il ne peut pas assimiler ce que veut dire les sondages négatifs qui s'accumulent. Pourtant, cette vision du pouvoir et de l'autorité est loin d'être isolée. Je crois que tous les présidents de la 5ième ont plus ou moins eu cette vision des choses, d'un pouvoir au dessus du peuple, pas en émanant. Mais un pouvoir au dessus du peuple ne peut que mal gouverner.

Il est assez inquiétant de constater que, 40 ans après, la vision de la société par les classes dirigeantes n'ait pas vraiment bougé. Puisqu'en ce sens, Mai 68 n'aura au final servi à rien, alors Mai 68 doit être rangé au rang d'événement historique, là où doit être sa place.
Mai 68 aura été une formidable aventure humaine, une bouffée d'air frais dans une société viciée dont on ressent encore aujourd'hui les effets. Mais je reste persuadé qu'il faut une fois pour toute ranger cet événement dans l'Histoire, au moins pour éviter les récupérations idéologiques de tout bord.

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