lundi 21 avril 2008

Quand l'évolution ne veut pas se battre

Je l'avais promis il y a quelques temps, voici le billet sur l'évolution neutre, ou comment on est passé à coté d'un Nobel (celui-là, il risque d'être long et abscons, alors accrochez-vous).

Tout d'abord, replaçons nous dans le contexte, scientifique et temporel.
Nous sommes dans les années 60. Les Beatles sont en train de devenir plus célèbres que Jésus Christ (et la caravane passe). La France sort à peine de la guerre d'Algérie, mais est de plein pied dans la décennie De Gaulle. Mai 68 se prépare doucement. On vient de trouver la structure chimique de l'ADN. L'évolution dite Darwinienne est la théorie qui domine.

L'évolution Darwinienne, c'est tout simplement dire que toute mutation a ou aura un effet sur la fitness (la capacité d'un individu à se reproduire, à transmettre son matériel génétique). On vient à peine de découvrir ce qu'est de l'ADN, le génome est un territoire inconnu. On le voit donc (juste) comme une collection de gène. Et on pense que dans cette collection de gène, toute mutation, tout changement dans la séquence aura un effet sur la fitness.
Ce n'est que l'extension des modèles classiques à l'ADN. Il est évident que tout changement morphologique chez un organisme n'est pas sans conséquence évolutive. On pense tout simplement qu'il en est de même pour l'ADN. Dans l'esprit général, c'est la sélection naturelle qui "compose" ou provoque (selon certains) les mutations, c'est le besoin qui crée les mutations.

C'est là que Motoo Kimura est arrivé (pas stressé, avec ses maths et son grand cerveau).

Je ne me répandrais pas en détails biographiques, allez donc voir . Je dirais par contre qu'il est japonais d'origine et a fait toute sa carrière scientifique au pays de l'Oncle Sam. Autre chose importante, il a une solide formation en mathématique. Chose importante car cela lui a permis (je pense) d'approcher de manière innovante le problème de la sélection naturelle.

On peut décomposer la révolution qu'a été "l'évolution non-Darwinienne" (titre d'un article fondateur) en deux parties, qui correspondent à deux révolutions à elles toutes seules :
- La grande majorité des mutations n'ont aucun effet sur la fitness d'un individu (donc peuvent être considérées comme neutres).
- La probabilité de fixation des mutations neutres est indépendante de la taille de la population.

Pour formuler la première, il a fallu aux scientifiques tout simplement renverser la tendance générale et aller à l'encontre des quasi-dogmes qui tenaient en évolution à l'époque. Pourtant le raisonnement est des plus simples (mais fallait-il y penser).
Les scientifiques ont tout simplement étudié le code génétique (le "tableau" qui permet de faire correspondre l'ADN à la protéine). Ce code est composé en codons de trois nucléotides (trois lettres dans l'ADN : à trois lettres d'ADN correspondent un acide aminé (l'unité de la protéine)). Il y a 4 lettres dans l'ADN, ce qui nous donne 4*4*4 = 64 possibilitées. Or il n'y a que 20 acides aminés différents. Un même acide aminé peut donc être codé par plusieurs codons. Ce qui implique qu'une mutation peut être sans effet sur l'acide aminé, donc neutre.
De plus, changer d'acide aminé ne veut pas forcément dire changer de fonction. En effet, les acides aminés se ressemblent beaucoup en fonction et en propriété. Changer d'acide aminé peut donc ne pas avoir d'effet (ou quasiment pas, mais bon, on va pas chipoter non plus) sur la fonction de la protéine et sur la fitness de l'individu.
Au final ceci implique qu'une grande partie, sinon la majorité des mutations sont potentiellement sans effet sur la fitness de l'individu, donc sont des mutations neutres.
Pour finir sur ce point, Kimura avait déterminé en parallèle que les taux de substitutions observés étaient tout simplement trop grands pour être expliqués pas la seule sélection naturelle, et qu'elles devaient donc être majoritairement neutres.

Le deuxième point est un peu moins intuitif, puisqu'il est mathématique. On le doit à Kimura himself.
Dans un article fondamental, il élabore une démonstration mathématique que je n'ai pas étudié moi-même, mais dont la conclusion est que la fixation des mutations neutres est indépendante de la taille de la population.
Tout d'abord mutation et fixation. Une mutation est le changement d'une base (lettre) en une autre dans une séquence d'ADN. Elle peut se produire une ou plusieurs fois au même endroit chez plusieurs individus. La fixation est le processus par lequel cette mutation va "envahir" la population : par le jeu des transmissions de parents à enfants, on peut arriver à la situation où toute la population possède la mutation, on dit alors qu'elle est fixée.
Or cette fixation dépend de la force de la sélection (la mutation est-elle un avantage ou un inconvénient) et de la taille de la population : plus la population est grande, plus la sélection est efficace.
Kimura a tout simplement montré que les mutations neutres évoluent (mutent puis se fixent) à un taux qui est indépendant de la taille de la population. Ceci veut dire qu'une mutation neutre est effectivement neutre, puisque la sélection de peut agir par le truchement de la taille de la population. CQFD (Ce en Quoi Faut voir que kimura était vachement balèze, quanD même).

Ces deux parties ont placé les mutations neutres au centre de l'évolution de l'ADN : la majorité des mutations sont neutres et sans effet sur la fitness. Ceci a provoqué un changement radical (et douloureux) de la façon dont on voyait la sélection Darwinienne : elle n'est plus le moteur, l'agent provocateur des changements, mais veille juste au grain et donne ou pas son accord, selon la situation. La sélection Darwinienne ne fait qu'éditer les changements, au lieu de les créer.

Il faut bien évidemment considérer que la théorie neutre de l'évolution a été proposé quand on savait à peine séquencer des protéines, pas de l'ADN, et qu'on ne disposait d'aucune information sur la structure d'un génome. Il a fallu à Kimura et aux autres une puissance de raisonnement et une détermination incroyable pour sortir cette théorie.
C'est aujourd'hui la théorie fondamentale quand on étudie l'évolution des génomes.

Pour tout ça, Kimura et ceux qui ont formulé les premiers cette théorie méritaient amplement un prix Nobel.
Dommage.

1 commentaire:

Glaboin a dit…

Encore un billet de vulgarisation des plus intéressants ! Merci.